• Importance de l'affiche publicitaire dans la promotion d'un filme

    Source : https://medium.com/@MMalecot/un-art-graphique-populaire-pour-un-cinéma-marginal-83e957a86c67

    Date de consultation : Le 17-05-2019 à 11h41 mn

    Avant-propos

    Observer une salle de cinéma est amusant. Chaque spectateur y a ses habitudes et petites manies. Il y a ceux qui aiment être collés à l’écran à s’en rendre sourds et aveugles. Ou encore ceux du fond, qui dominent les autres, entretenant un rapport plus distant au film. Enfin, il y a les amoureux qui se placent sur les côtés et les solitaires au centre.
     J’aime croire qu’une salle de cinéma rassemble tous les échantillons d’une société. J’aime m’y retrouver, seul ou accompagné. Coupé du monde, c’est l’unique instant où ma concentration n’est focalisée que sur une seule chose, un film.

    Comme toute passion, j’ai le sentiment qu’elle m’appartient. Je ne la partage que très peu. Mais le plus étonnant c’est que je ne saurais dire qui m’y a introduit. Ma famille n’y est pas particulièrement sensible, et la plupart de mes amitiés se sont constitué grâce aux films. C’est un puit sans fond, une culture en perpétuelle évolution qui a autant de publics que de points d’entrée différents.

    Selon moi la notion de cinéphilie est galvaudé, surtout lorsqu’on essaye de me faire croire qu’il y a des films pour cinéphiles et des films pour le grand public. Le cinéma se pratique ou s’observe. Si je prends part à la seconde catégorie, j’accepte de m’y confronter et prendre le risque d’être déstabilisé. Il n’existe pas de spectateur unique. En France, on aime se persuader que la Nouvelle Vague est la porte d’entrée de la cinéphilie. Dans un pays qui entretien un rapport aussi particulier à la culture, il est pour beaucoup inconcevable qu’un réalisateur ne soit rien d’autre qu’un auteur avant tout. Mais je pense qu’on apprend bien plus dans le cinéma de Sam Peckinpah¹ que partout ailleurs.

    ¹Sam Peckinpah (1925–1984) est un réalisateur et scénariste américain. Souvent sujets à la controverse, ses films sont violents et excessifs, mais tout aussi géniaux. Il est l’incarnation d’un cinéma jusqu’au-boutiste et libéré. Peu encombré de contraintes classiques de cinéastes, ses tournages sont connus pour être chaotiques, et cela se ressent à l’écran. 
     Il a notamment réalisé seize films, dont le plus célèbre reste très certainement La Horde Sauvage (1969).

    Toujours dans un esprit de contradiction très personnel, je déteste lorsqu’on m’impose une idée préconçue. Juger un film comme « authentique » est une chose surévaluée, car cela induit l’idée que la plupart des films ne le seraient pas. Le cinéma est avant tout un art de la synthèse, une association de talents pratiqués dans des métiers variés. Tout film est donc authentique, à au moins une strate de sa conception. Pour être un bon critique, il est donc indispensable de regarder des films différents, et tant mieux s’ils ont des défauts.

    Il est tout à fait possible d’évaluer objectivement la qualité d’un film. Mais les approches sont multiples et il faut les respecter. Tout au long de ma vie de spectateur, ma défense d’un cinéma populaire et exigeant n’a fait qu’accroître. Et ma curiosité adolescente pour un certain cinéma marginal, de genre et de science fiction, m’a profondément servi à repousser les lignes de ma passion.

    Je ne déteste donc pas la cinéphilie, mais plutôt l’image qu’elle renvoie auprès des gens. Je tiens donc à défendre une vision originale de cette dernière à travers une pratique, celle du design graphique. Sans avoir nécessairement besoin d’être cinéphile, le designer graphique à une responsabilité vis à vis des affiches, car c’est par le prisme de son travail que le public se construit une première opinion, et parfois des préjugés.
     Les affiches de films ont inondé la culture populaire du siècle dernier. Objets de fascination et de collection, il existe un domaine où elles composent un univers visuel fascinant. Ce domaine, c’est celui du film d’exploitation. •


    Introduction

    « Le film d’exploitation se caractérise par l’usage outrancier, dans son récit et dans sa promotion, d’éléments racoleurs censés attirer le public. Une telle définition pourrait s’étendre à la quasi-totalité du cinéma, mais le terme “film d’exploitation”, plutôt péjoratif, désigne souvent des films à petits budget ou de série B, de qualité parfois médiocre et basés quasi exclusivement sur le traitement sensationnaliste et outrancier d’une ou de plusieurs données sociologiques controversée(s). » ²
    ² Extrait du glossaire de Nanarland, site internet et référence française dans le domaine de la Série B.

    Si le cinéma d’exploitation parle à tout le monde, lorsqu’on demande sa définition les réponses varient. Bien qu’il y ait beaucoup d’opinions divergentes sur ce qu’est par exemple une série B, il n’y a qu’une seule description technique réelle du terme. Un film de série B était souvent projeté à la suite d’un grand film de studio, à une époque ou les cinémas programmaient des doubles séances dans le but de parer l’explosion de la télévision dans les foyers américains. Ce type de cinéma s’est rapidement exporté, et l’Italie y a également généreusement contribué.

    C’était le plus souvent un film à petit budget, qui abordait les genres du suspense, de l’horreur, de la science-fiction, du film de gangsters… Souvent sans grandes ambitions artistiques, mais calibré pour divertir. Toujours plus.

    Cette définition a plus tard cédé sa place à une interprétation plus large, qui englobe essentiellement tout film à petit budget. Cette vision qui peut poser problème, puisqu’une grande variété de films de série B constituent un genre cinématographique ayant un style propre.

    Mais le succès de ces films réside principalement dans leur capacité à marquer le spectateur, et à créer des images puissantes qui marqueront plusieurs générations. Aujourd’hui encore, on entretient une certaine nostalgie par rapport à ce cinéma, tant il a contribué à l’imaginaire collectif. Sans même avoir vécu à cette époque, on peut encore aisément en cerner l’impact sur la culture populaire.

     

    Le magazine BiTS, dans un épisode spécial³ consacré aux séries B qui résume parfaitement l’intention première de ces films, le qualifie d’ « enfantin, fasciné par les monstres et les freaks, défiant les autorités et leurs prétendus savoirs. Et globalement, un non respect des hiérarchies établies entre ce qui serait du grand cinéma et de la petite production. […] Né du refus de la paranoïa adulte et ses hiérarchies arbitraires, c’est l’esprit d’un vilain petit canard qui défie toute autorité normalisante avec le grand sourire d’un gremlin. »

    ³« B-Movie », BiTS, Arte, mars 2017. Disponible sur YouTube.

    Cette caractérisation révèle un cinéma plus complexe qu’il en à l’air. Le cinéma d’exploitation comprend une multitude de sous-genres qui ne seront pas forcément cités. Leur capacité à refléter la société dans ses choses les futiles ou les plus dramatiques est un point qu’ils partagent.

    L’art de l’affiche a toujours pour objectif la communication d’un message, le plus direct qui soit. L’attention du spectateur est fugace, quelques secondes ou moins, temps imparti pour faire passer le plus de choses possibles. La tâche est complexe, d’autant plus que les niveaux d’informations sont souvent multiples puisqu’il ne s’agit pas d’une simple image.
     Un bon affichiste doit donc comprendre les ressorts d’une image bien composée. Pour cela il se repose souvent sur son éducation artistique, indispensable au développement d’une affiche cohérente et fonctionnelle. Mais il doit surtout apprendre à tricher, et se servir des éléments mis à sa disposition pour les transcender, et ainsi manipuler le regard. Il n’y a pas une seule méthode appliquée à toutes les affiches, mais le développement du cinéma d’exploitation à permis une production en masse, faite d’expérimentations en tout genre. Les années 1930, 1940 puis 1950 ont vu se succéder plusieurs générations d’artistes talentueux. Qui se sont tous servies mutuellement.
     Si les libertés stylistiques étaient plutôt rares, chacun a dû user de son talent pour la composition afin de se démarquer. La couleur n’a pas attendu son arrivée sur pellicule pour permettre aux affiches de rayonner sur les billboardsaméricains. Le noir et blanc des films ne demande que l’imagination des meilleurs illustrateurs pour prendre vie. Indispensable au succès promotionnel d’un film, son usage est au coeur des problématiques de chaque artiste. Ils doivent bien souvent faire appel à leur créativité pour donner vie et mettre en couleur un monde qui ne l’est pas.

    L’affiche de film est née la même décennie que la création du cinéma. Elle a rapidement remplacé les feuillets publicitaires. Sous-estimer l’importance d’une affiche dans le succès commercial d’un film est une erreur, et c’est tout le sujet de ces recherches.

    Le XIXe siècle correspond aux débuts de la mécanisation. Avec les progrès techniques qui l’accompagnent, il marque l’apparition de la société de consommation. En suit l’essor de l’industrialisation, dont les techniques d’impression ont grandement profité.
     En France, Jules Cheret et Alphonse Mucha font partie de ceux qui ont popularisés l’art de l’affiche moderne. Et c’est logiquement les spectacles parisiens qui sont les premiers à en profiter. Mais le cinéma ne tardera pas longtemps avant d’en bénéficier, comme toutes les autres pratiques artistiques.

    De l’autre côté de l’Atlantique, le septième art n’a pas encore trente ans que l’Amérique en fait la promotion de manière exponentielle. Les billboards se multiplient à vitesse grand V, et le théâtre vivant se confronte directement au cinéma sur l’espace public.
     « C’est Thomas Edison qui fixera la taille standard des affiches de films (27” x 41”) connu sous le nom de feuille unique, que l’on placera en évidence dans des vitrines à l’intérieur comme à l’extérieur des salles du cinéma. Cependant, toute une gamme de posters sera également mise à la disposition des exploitants : demi-feuille, insert, trois feuilles et six feuilles, tandis que les affiches de vingt-quatre feuilles (vingt-quatre fois la taille d’une feuille) seront utilisées sur les panneaux publicitaires géants.
     Les
    “lobby cards” (qui, comme leur nom l’indique, sont affichées dans les lobbysdes salles de cinéma) deviennent elles de plus en plus petites et son imprimées par sets de huit, tandis que les “windows cards” 
     (qui présentaient un espace blanc au sommet pour écrire dessus), 
     sont utilisées pour promouvoir les films à venir.
     Partout dans le monde, on se lance dans la création d’affiches spécifiques : la Grande-Bretagne le
    quad et le double, l’Australie le daybill, la France l’affiche, et l’Italie le foglio, la locandina et le photobusta. En 1917, les studios commencent également à publier des communiqués de presse pour aider à la promotion des films auprès des journaux et autres médias. »

    Cette grande diversité de format est à l’image des spécificités culturelles propres à chaque pays, qui se ressentent techniquement et artistiquement. Chaque pays développe ses propres formats, ses propres règles. Une ère qui précède la standardisation généralisée de l’affiche, moins proche du spectateur.
     Jusque là, sa fonction première était d’éveiller la curiosité et permettre à un film d’avoir une chance de rayonner. Il est important d’attester de la qualité de ces images. Ce sera l’enjeu de ce mémoire. En introduisant simplement qu’il n’existe pas de sous-culture dans ce domaine, on comprend ainsi qu’il ne sera pas question de dénigrer des affiches au service d’un cinéma peu estimé, mais au contraire de les valoriser.
    Pour cela, il faudra répondre à la question suivante : 
    Par quels procédés graphiques le cinéma d’exploitation a-t-il établi une connexion émotionnelle avec le spectateur dans sa communication ?


    Chapitre I

    Art accessible et intelligible

    Certains artistes et sémiologues ont essayé de théoriser le pouvoir des images. En les triant, il devient possible de définir des procédés formels qui garantissent un impact artistique et commercial. Le cinéma d’exploitation, confronté à une nouvelle forme de standardisation, tend vers la normalisation de ses affiches. Déjà peu considérés artistiquement, ces visuels attestent pourtant d’une créativité très référencée.


    I → Ⓐ

    Interpeller le spectateur

     
    img03 — William Mortensen, L’Amour, États-Unis, 1935

    Il existe trois grandes thématiques communes et redondantes dans une image : « le sexe, le sentiment, et l’émerveillement ». De ces modes de représentation, William Mortensen a fait une analyse détaillée dans son livre The Command To Look⁴. Les impacts que cela a sur le spectateur sont différents et n’ont pas le même objectif. Dans le cadre du cinéma d’exploitation, rien n’est laissé au hasard par les artistes et les studios. En effet, c’est avec un certain talent qu’ils ont su se servir de ces principes parfois méconnus pour créer des affiches très efficaces, qui n’utilisent pourtant pas les mêmes symboliques pour fonctionner.

    ⁴ William Mortensen & George Dunham, préface de Larry Lytle, The Command To Look, a master photographer’s method for controlling the human gaze. (1937, réédité en 2014), Feral House (Port Townsend, WA, USA).

    « L’intérêt subjectif était une théorie que Mortensen a tiré du temps ou il a étudié l’approche de Cecil B. DeMille au cinéma. Il a ensuite rationalisé et adapté la théorie pour une utilisation en photographie. Il prétend qu’il existe trois catégories principales de pouvoir émotionnellement affectif : le Sexe, le Sentiment et l’Émerveillement. Le Sexe et le Sentiment sont des catégories assez explicites, reflétant ce que nous attendrions à expérimenter en regardant un nu (Sexe) ou une photo d’un couple amoureux (Sentiment). “L’Émerveillement” est un peu plus ambigu et permet plusieurs possibilités d’interprétation. “L’Émerveillement” peut signifier une exploitation des thèmes religieux (comme l’a utilisé DeMille), mais pour l’esprit de Mortensen, il est plus puissant quand il fait appel à l’imagerie du grotesque, de l’occulte, de la peur ou même de la mort. C’était le thème qu’il employait le plus et comprenait le mieux. »

    Cecil Blount DeMille (1881–1959) est l’un des pères fondateurs de l’industrie cinématographique hollywoodienne, producteur-réalisateur des plus prospères à son époque et l’un des cinéastes les plus influents de l’histoire. Entre 1914 et 1956, il réalise soixante-dix longs métrages.

    C’est ici que l’on constate ce que le travail de Mortensen partage avec le cinéma. C’est important car ce n’est pas nécessairement le cas de tous les photographes. Ce qu’une image montre n’est pas forcément représentatif de ce qu’elle évoque. Finalement, les traductions ne seraient pas nombreuses et font plus ou moins référence aux trois thématiques précédemment citées.

     
    img04 —William Mortensen, Human Relations, États-Unis, 1932

    The Command To Look est un essai, une méthode que William Mortensen et George Dunham ont créé, afin d’accompagner les photographes et amateurs de photographie dans leur composition et compréhension d’une image. En effet, il y aurait des grands thèmes redondant dans l’art, qui useraient plus ou moins consciemment des mêmes codes pour interpeller le spectateur. Écrit dans les années 1930, ce livre propose une vision moderne et avant-gardiste de la photographie, tout en s’appuyant sur un héritage artistique très classique. Qui se révèle finalement à l’image de l’art de Mortensen, et de la dimension mystique de ses images.

    L’œuvre du célèbre photographe américain se remarque immédiatement. Il est un artiste hollywoodien qui a pu explorer tous les domaines, des décors aux costumes. C’est là qu’il y a développé son esthétique du grotesque. Mélangeant le glamour à l’horreur, Mortensen a manipulé ses images, rendant son travail plus peint que photographié. Embrassant l’occulte, il aborde des sujets comme les monstres, le fantastique, la mort et la sexualité perverse. La transposition du grotesque dans les affiches de films d’exploitation est des plus fascinantes, car peut être des plus risquées. Particulièrement efficace, cette imagerie a pour malice d’installer celui qui regarde dans une posture déstabilisante, le mettant face à ses propres fascinations morbides. Rien de plus efficace qu’un visuel qui donne l’impression de ne parler qu’à soi.

    Mais William Mortensen n’a pas toujours fait l’unanimité. Né en 1867 et décédé en 1965, il a notamment fait partie d’un groupe de photographes ayant comme sujet principal le romantisme, les Pictorialists. Son approche du grotesque et de l’érotisme connut un grand succès et il devint ainsi l’un des plus grands photographes américains du XXe siècle. Se présentant lui-même comme un mauvais peintre de formation, son travail photographique n’a pourtant pas complètement coupé les ponts avec les techniques acquises sur la gravure et la peinture. Il fut notamment critiqué par les artistes du groupe f/64⁶.

    f/64 est un groupe de photographes de San-Francisco, créé en 1932 en réaction au pictorialisme en vogue à l’époque. Il est notamment composé d’Ansel Adams et Edward Weston. f/64 est aussi la plus petite ouverture d’un diaphragme d’objectif de chambre grand-format, où la profondeur de champ et la plus étendue. Au travers de la pratique de la straight photography, l’objectif était de reproduire la réalité aussi précisément et objectivement que possible, sans lui faire subir de manipulations.
     
    img05 — William Mortensen, Death of Hypatia, États-Unis, 1930

    William Mortensen est un artiste qui a passé sa vie à analyser des canons de l’art pour en faire une synthèse pédagogique et compréhensible par n’importe qui. Cette démarche de vulgarisation de son propre travail à destination du plus grand nombre s’adapte parfaitement à l’imagerie populaire des affiches que nous analysons ici. Qui de mieux placé pour parler du contrôle du regard et de l’influence qu’un artiste peut avoir sur le spectateur ?

    Chapitrée, sa méthode se lit comme un manuel pédagogique, qui distille les conseils et les observations. Avec son compère Georges Dunham ils ont rédigé ensemble neuf livres et une centaine d’articles sur les concepts et processus du photographe. Leur collaboration fonctionnait ainsi : Mortensen guidait les concepts et Dunham les traduisait par écrit.

    Mortensen, dans son approche, se révèle assez proche de Roland Barthes. Dans La Chambre Claire, l’auteur considère qu’une photographie peut être observée sous trois angles spécifiques : l’operator (le photographe lui-même), le spectator (celui qui regarde) et le spectrum (le sujet).
     Une fois les rôles attribués, il prend le point de vue de chacun, excepté celui de l’operator. Barthes n’étant pas photographe, il choisit sciemment de ne pas s’y attarder. Ce qu’avait déjà fait Mortensen avec son livre.
     Ce qui nous intéresse ici, c’est sa longue analyse du spectator. Il y parle de « ces photos qui relèvent d’un affect moyen, presque d’un dressage. Je ne voyais pas, en français, de mot qui exprimait simplement cette sorte d’intérêt humain; mais en latin, ce mot, je crois, existe : c’est le studium. […] 
     Le
    studium, c’est le champ très vaste du désir nonchalant, de l’intérêt divers, du goût inconséquent : j’aime / je n’aime pas, […] il mobilise un demi désir, un demi vouloir; c’est la même sorte d’intérêt vague, lisse, irresponsable, qu’on a pour des gens, des spectacles, des vêtements, des livres, qu’on trouve “bien”. Reconnaître le studium, c’est fatalement rencontrer les intentions du photographe, entrer en harmonie avec elles, les approuver, les désapprouver, mais toujours les comprendre, les discuter en moi-même, car la culture (dont relève le studium) est un contrat passé entre les créateurs et les consommateurs. »

    Roland Barthes explique que la plupart des images auxquelles nous sommes confrontés à longueur de journée n’ont rien de délectables. Elles répondent à leur fonction, et ne parviennent pas, ou ne cherchent pas à entrer en relation avec nous. C’est le caractère fonctionnel d’une image qui prime, et de sa valeur en tant qu’information. Ses fonctions sont simples; informer, peindre, surprendre, faire signifier, faire envie. 
     Cela ne veut pas dire qu’elle est dénuée de toute recherche ni de qualité, mais ses impératifs l’empêchent de toucher le sublime. Ce dernier, Barthes le nomme autrement, mais essaie de le décrire autant que possible.
     « Ce second élément qui vient déranger le studium, je l’appellerai donc punctum ; car punctum, c’est aussi : piqûre, petit trou, petite tache, petite coupure — et aussi coup de dés. Le punctum d’une photo, c’est ce hasard qui, en elle, me point (mais aussi me meurtrit, me poigne). »

    Il faut donc arriver à différencier les images qui communiquent de celles qui interpellent. Et dans ces dernières, seules quelques unes parviennent à atteindre le punctum. Il est le détail qui attire. Qui relève souvent plus de l’accident que de l’intention. Sa seule présence arrive à changer la lecture de la photographie, et lui confère une valeur supérieure.

    Une affiche de film cherche forcément à tendre vers le punctum, mais n’y accède que trop rarement. Car elle doit répondre en priorité aux impératifs de sa bonne visibilité, qui sont autant de parasites visuels à son impact pur. En parlant du studium Roland Barthes évoque la notion du « dressage » et « du contrat passé entre les créateurs et les consommateurs ».

    Le choix du mot consommateurs est ici employé pour symboliser le contrat que signe inconsciemment le spectateur en laissant un artiste lui imposer sa vision.

    En tant que grande figure de la sémiologie et du structuralisme français des années 1950 à 1970, Roland Barthes à passé sa vie à étudier les signes pour nous guider dans leur compréhension. « Le sémiologue, affirmant que le sens d’un signe quel qu’il soit tient toujours au rapport qu’il entretient avec les autres signes, s’attache aux réseaux de relations entre les signes pour dégager leur signification. »
     Une étude générale des systèmes de communication, intentionnels ou non, semble alors nécessaire dans le cadre précis des affiches qui nous intéressent ici. •

    Extrait de l’Encyclopédie Larousse en ligne

    I → Ⓑ

    En recherche de crédibilité / substance

    « L’histoire n’offre aucun autre exemple de société présentant une telle concentration d’images et une telle densité de messages visuels. Nous pouvons nous souvenir de ces messages ou les oublier, mais nous les percevons brièvement et pendant un instant ils stimulent notre imagination, soit par la mémoire, soit par les aspirations qu’ils engendrent. L’image publicitaire appartient à l’instantanéité […], au sens où elles doivent constamment être renouvelées et adaptées au goût du jour. Pourtant elles ne parlent jamais du présent. Elles se réfèrent toujours au passé et parlent toujours de l’avenir. »

    ⁸John Berger, Voir le Voir (réédition, p. 131). (1971), B42 (Paris, France).

    L’affiche est une image publicitaire, entre expression artistique et logique commerciale. Les impératifs de son exploitation ont un impact sur la création.
     Au XXe siècle, la publicité devient une image du quotidien, bien plus présente que l’art dans la vie des nouveaux consommateurs. Roland Barthes évoquait un « contrat », entre émetteur et récepteur, applicable à l’art bien entendu mais aussi à la publicité. Il introduit ainsi l’idée, si l’on considère que l’imagerie publicitaire fait désormais partie intégrante de la culture, que nous serions éduqués à travers ses codes. Mais sous-entend aussi l’apparition de tendances de plus en plus passives du spectateur face à eux.

    La nouveauté tient du fait que l’art assume son statut commercial. Il pouvait déjà être considéré comme marchandise jusque là, mais ne se reconnaissait pas comme tel. Il n’est plus à séparer du reste dans une sphère réservée, et fait désormais partie intégrante des biens de consommation.

    En effet, par la multiplication massive des images, leur présence jusque là exceptionnelle devient naturelle. La communication graphique des films d’exploitation, qui partagent le même espace public que des grosses productions, se retrouvent confrontée à de nouveaux enjeux très concurrentiels. Puisque la fonction première de l’affiche n’est plus seulement d’appeler à la contemplation, mais bien la consommation de biens culturels, il faut trouver la solution pour se distinguer. Surtout que ces films souffrent d’un déficit d’image assez logique, puisque leur apport culturel est contesté par la critique. Il ne reste plus que le divertissement, dont le marché est déjà saturé.

    « Les distinctions emphatiques établies entre les films de catégorie A et B […] ne se fondent pas tant sur leur contenu même que sur la classification, l’organisation des consommateurs qu’ils permettent ainsi d’étiqueter. »

    ⁹Adorno et Horkheimer, Kulturindustrie, Raison et mystification des masses (réédition, p. 13), (1947) Allia (Paris, France).

    On comprend que s’il existe une logique de classe dans ce domaine précis, un film d’exploitation se doit alors, pour exister, d’assumer la case dans laquelle il est rangé. Et surtout, d’arrêter d’essayer de vendre ce qu’il n’est pas. Ce complexe a engendré une multitudes d’affiches similaires. Autant d’images qui ont fini par confondre le spectateur. En s’inspirant ouvertement entre elles, ou même en se copiant, l’exception se noie parmi ses clones, et se retrouve dévalorisée malgré elle. Une bonne affiche est contrainte de cohabiter avec le médiocre, lui barrant l’accès à un certain succès d’estime. Mais pire encore, elle peut devenir invisible aux yeux du grand public. En tant que designer graphique, dans quelle mesure peut-on alors être critique face à autant d’images qui se ressemblent ?

    « Le moment qui, dans l’œuvre d’art, lui permet de transcender la réalité, est en effet inséparable du style ; il ne consiste cependant pas en la réalisation d’une harmonie, […] mais dans les traits où affleure la contradiction. […] l’œuvre médiocre s’en est toujours tenue à sa similitude avec d’autres, à un succédané d’identité. »¹⁰

    ¹⁰Adorno et Horkheimer, Kulturindustrie, Raison et mystification des masses (réédition, p. 29), (1947) Allia (Paris, France).
     
    img06 — Artiste inconnu, affiche italienne de Psychose
     réalisé par Alfred Hitchcock, États-Unis, 1960

    C’est en cela que l’on peut faire un tri, en retenant ces images qui ont su imposer leur particularité, exprimée dans la contrainte d’un style pourtant partagé. Car jusque là, la production en série des images grâce au progrès technique n’a abouti qu’à une forme de standardisation. Si tout cela donne dans un premier temps l’impression d’un art enfin accessible au grand public, la question de l’authenticité de ce dernier devient centrale. Il existe pourtant une réelle distinction entre le style que ces œuvres partagent et la capacité de certains artistes à le transcender. 
     La culture de masse, concept alors encore récent, se retrouve dans l’impasse. La place de l’art dans la société n’a jamais parue aussi floue, et introduit de nouveaux questionnements sur la valeur que l’on doit donner aux œuvres qui exploitent les méthodes de reproductions modernes.

     
    img07 — Piero Ermanno Iaia, affiche italienne de The Fury
     réalisé par Brian de Palma, États-Unis, 1978

    « L’authenticité d’une chose réside dans tout ce qu’elle peut transmettre d’elle depuis son origine, de sa durée matérielle à son pouvoir d’évocation historique. Puisque celui-ci se fonde sur celle-là, si la chose tombe dans la reproduction, là ou sa durée matérielle s’est dérobée aux hommes, son pouvoir de témoignage historique s’en trouve tout aussi ébranlé. »¹¹

    ¹¹Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (réédition, p. 21), (1935), Allia (Paris, France).

    Ses lignes témoignent d’une certaine inquiétude, celle de la place réservée dans les livres d’histoire à l’art reproduit et au service du divertissement. Rapproché aux affiches qui nous intéressent, c’est leur conservation qui devient une problématique majeure. Vouées à disparaître car jamais considérées comme oeuvres authentiques du temps de leur exploitation. Le cœur de la thèse de Walter Benjamin exposée dans L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique repose sur le concept d’aura et son possible déclin. Le caractère unique de l’œuvre d’art, le hic et nunc¹² n’a plus lieu d’être. L’industrie culturelle devient un concept encore frais, voué à exister au présent, sans laisser traces de son passage. Pour ses détracteurs, son intellectualisation devient impossible, ou alors forcée. Ces questionnements n’ont pourtant jamais parus aussi actuels.

    ¹²ici et maintenant

    Cela s’explique en partie dans une pratique qui n’avait pas encore été considérée jusque là, et qui n’est pourtant pas étrangère à l’art. S’appliquant parfaitement aux affiches de films d’exploitation, on parle ici du principe de collection. En permettant la conservation d’œuvres ayant eu une existence très furtive, ceux qui ont su les apprécier pour leur juste valeur les ont très certainement sauvées. Et plus impressionnant encore, ils leur permettent aujourd’hui de témoigner de l’existence de films qui ont pour certains disparus. C’est assez troublant de constater qu’en effet, les affiches sont parfois la dernière trace du passage d’un film, preuve indéfectible de leur place importance dans l’imaginaire collectif.

    Puisque c’est le public qui est seul juge de ces œuvres, c’est donc lui décide de leur réussite ou non. Le spectateur intervient et devient critique, et permet le tri parmi la masse. La crédibilité que gagne une affiche par l’intérêt que le public lui porte est très certainement le meilleur gage de succès. •


    I → 

    Naissance d’une culture artistique assumée

    Chaque œuvre artistique a une dimension introspective. Les pratiques varient, mais toute création reste profondément personnelle. Cependant, dans le cadre d’une œuvre destinée à une exploitation commerciale, la question se pose. Il faut dire que historiquement l’art a toujours été idéalisé, loin de toute considération mercantile.

    Culturellement, il existerait donc un fossé entre ce que l’on doit considérer comme artistiquement qualitatif ou non. Mais dans ce cas, ou classer les milliers d’œuvres de commandes qui remplissent les musées du monde entier ? On ne compte plus les artistes ayant pratiqué leur art au service des plus riches pour survivre. Ce qui était au yeux du monde un simple portrait du temps ou la photographie n’existait pas devient aujourd’hui une toile de maître. Au-delà des fulgurances techniques ou des exemples qui prouvent que l’on peut bien évidemment s’exprimer artistiquement dans le cadre d’une œuvre de commande, l’implication personnelle de l’artiste peut se retrouver surévaluée.

    C’est pour cela qu’il est nécessaire de remettre constamment en question la position du spectateur face à une œuvre, et de la lecture qu’il en fait. L’art perçu au travers du prisme du catalogue ou du musée à tendance à nous détourner de la vérité, et entretient une image tronquée du passé et de la valeur qu’on donne aux œuvres. Dès que cela à été techniquement possible, leurs reproductions massives dans un contexte commercial n’a fait qu’accroître le sentiment de relique artistique. Nous nous constituons inconsciemment des idées préconçues sur ce que serait une toile de maître, et du caractère sacré que lui confère le cadre parfois trop cérémonial d’un musée. Ce lieu paraît désormais l’unique sanctuaire d’une création reconnue « officiellement ». Souvent intimidant, ce rapport assez distant à l’art a tendance à exclure les non-initiés. Les différentes couches sociales n’entretiennent pas forcément la même relation aux œuvres et cela engendre un intérêt de plus en plus modéré pour les musées dès que l’on reçoit une éducation moins privilégiée. Dans ce contexte bien précis, un art graphique grand public deviendrait un concept hypothétique, qui n’aurait pas sa place dans les hauts lieux ou la culture est fièrement exposée
     En résumé, nous sommes, dans un sens, déterminés par notre éducation artistique, quitte à omettre le sens premier de certaines œuvres. Et cela a pu porter atteinte à l’image de l’art au service de la publicité, comme par exemple le travail d’affichiste pour le cinéma dans son âge d’or.

     
    img08 — Bill Gold, affiche de The Exorcist
     réalisé par William Friedkin, États-Unis, 1973
     
    img09 — René Magritte, L’Empire des lumières [peinture], (1953–1954)

    La multiplication des affiches est logiquement liée à l’explosion des écrans de cinéma et des films projetés. Cela intervient dans une époque sans précédent, où aucun autre exemple de société n’a présenté une telle densité d’images.Cette nouvelle concentration de messages visuels est incompatible avec une assimilation correcte et complète de chacun d’entre eux. L’instant où nous les percevons est fugace, et ce qui fait que l’on s’en souviendra ou les oubliera immédiatement ne tient à pas grand chose. Pour stimuler notre imagination, une image qui appartient à l’instantanéité peut aspirer à évoquer quelque chose de plus puissant, par l’usage de références plus ou moins assumées. Il existe alors une certaine contradiction dans la création de visuels adaptés et constamment renouvelés au goût du jour, mais ne parlant jamais réellement au présent. Dans Voir le Voir, John Berger aime parler d’images publicitaires qui « se réfèrent toujours au passé et parlent toujours de l’avenir. »

    On a vu précédemment que par la surabondance de messages visuels on en vient à facilement noyer le spectateur dans la densité d’images qu’il a à assimiler. Cependant, dans le cadre du cinéma qui nous intéresse ici, il est assez évident de constater que malgré la diversité des créations, ses affiches se répondent souvent, comme faisant partie d’un seul courant artistique. Un courant composé de branches et sous branches en rapport avec les différents genres du film d’exploitation. Il existe donc un univers graphique cohérent, qui servirait de référentiel à tout spectateur noyé dans toutes les images qui lui sont proposées.

    « La publicité transforme toute l’histoire en mythe mais, pour ce faire, elle a besoin, en fait, d’un langage paré de dimensions historiques. »¹³

    ¹³John Berger, Voir le Voir (réédition, p. 142). (1971), B42 (Paris, France).

    Les références à l’histoire ou à l’art ne sont pas rares ; présentes sans forcément avoir de sens, ou très précises pour mieux brouiller les pistes. Elle doivent être perçues par le cerveau, mais ne sont pas reconnues comme telles. C’est un jeu qui prend au sérieux le spectateur, puisqu’il considère qu’il est un être cultivé, ou au moins habité par des images enfouies dans son inconscient. On parle alors d’un art populaire qui fait appel aux classiques de l’art pour séduire le spectateur, pour engendrer des images fortes qui ont su marquer plusieurs générations. La grande réussite de ces affiches serait le regain populaire de ces images, libérées de l’élitisme dont elles se voient affublé.

    Selon Kant, il est possible « d’exprimer et de rendre universellement communicable ce qui est indicible dans l’état d’âme lors d’une certaine représentation ».¹⁴ Tout artiste cherche à impliquer émotionnellement le spectateur dans sa création. L’affiche fonctionne comme stimulant, et peut y parvenir par l’usage de références. L’affiche dans le cadre précis du film d’exploitation n’échappe pas à la règle, et s’en sert au service de ses potentiels enjeux commerciaux. Cela n’empêche pas pour autant le spectateur d’en faire une expérience sensorielle. •

    ¹⁴Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, (1790), Flammarion (Paris, France).

    Chapitre II

    Le fantasme imprimé

    Le cinéma d’exploitation a donné naissance à des affiches qui rejettent le réalisme pour mieux se consacrer aux obsessions et divagations de ses spectateurs. Une imagerie grotesque et érotique en ressort, popularisé par de grands artistes méconnus. Ces derniers ont dû apprendre à jongler avec des sensibilités esthétiques et culturelles différentes, jusqu’à parfois en toucher les limites.


    II → Ⓐ

    L’imaginaire avant tout

     
    img10 — William Mortensen, A Tantric Priest, États-Unis, 1930
     
    img11 — Jano, affiche de El vampiro de la autopista
     réalisé par José Luis Madrid, Italie, 1970

    À travers l’histoire de l’art, quelque soit le médium, les images se succèdent et se ressemblent. Le style évolue, mais les formes de représentation restent. William Mortensen, dans son livre The Command To Look les classe en trois catégories : personnages, nus et grotesque. On prend alors rapidement conscience qu’attirer l’attention du spectateur revient à réemployer continuellement les mêmes procédés.
     « Comme le titre l’indique, la section “Personnages” ne contient aucun portrait “linéaire”. Au lieu de cela, ils illustrent des états d’esprit universels, symboliques et émotionnels […]. Les “Nus” représentent ce qui était et reste un genre photographique omniprésent. […] La dernière section, “Grotesque”, représente une zone d’importance singulière pour Mortensen. Il était attiré par les sujets de la peur et de la mort et avait de fortes opinions sur les diverses expressions du grotesque. La lecture de son commentaire sur l’histoire de ces thèmes dans les arts visuels donne un aperçu de son subconscient. »

    Par cela Mortensen rejette l’utilisation du réalisme pour le réalisme, en le qualifiant « d’impasse ». Il faut attendre de la photographie plus que de simples objets de beauté esthétique à admirer. Elle doit avoir un effet sur le spectateur, explorant des émotions extrêmes tout en inspirant des réactions extrêmes.

    Les personnages, au sens où l’entend Mortensen, c’est la volonté de rentrer contact avec le spectateur tout en conservant une lisibilité évidente. Et assez logiquement, c’est certainement ce que l’on retrouve le moins souvent dans une affiche de cinéma, qui s’appuie sur une communication plus directe. Nous le verrons plus ensuite, le symbolisme fera son apparition sur les affiches assez tardivement. En privilégiant la lisibilité, les studios de cinéma ont longtemps cherché à capitaliser sur les éléments formels les plus puissants de leurs films. La preuve d’une certaine incompréhension des mythes qu’ils étaient en train de construire.

     
    img12 — William Mortensen, An Anatomy Lesson, États-Unis, ca 1920
     
    img13 — Artiste inconnu, affiche de The Muumy
     réalisé par Karl Freund, États-Unis, 1932

    Les nus, type de représentation des plus classiques et omniprésent dans l’art, ne sont pas rares dans le cadre des affiches des films d’exploitation. Ce n’est pas un secret, l’érotisme est une ficelle surexploitée dans ce domaine, et exclusivement féminin. Rien de plus logique que de retrouver un nombre conséquent d’affiches qui exploitent ce bon filon. Cependant, il existe certaines limites à ce qu’il est permis de dévoiler dans le cadre d’une communication commerciale, surtout sur le continent américain. Le nu n’est donc jamais aussi explicite que dans l’art. Nous l’aborderons plus tard quand il sera question de la place de la femme dans l’affiche.

     
    img14 — William Mortensen, A Pictorial Compendium of Witchcraft, États-Unis, 1926
     
    img15 — Artiste inconnu, affiche de Scanners
     réalisé par David Cronenberg, États-Unis, 1981

    Le grotesque quant à lui est exploité dans un but bien plus noble que de simplement choquer. En donnant forme à des émotions telles que la peur et la haine, et en montant certains parallèles évidents avec une imagerie religieuse, Mortensen pensait diminuer leur pouvoir sur nous. Il a ajouté: « Quand le monde du grotesque est connu et apprécié, le monde réel devient beaucoup plus significatif ». Le cinéma d’exploitation à énormément contribué au développement du fantastique, de l’horreur et du surnaturel dans la culture populaire. En engendrant des images puissantes et présentes sur ses affiches, les codes du grotesque sont devenus omniprésents. Ils correspondent finalement au rêve de William Mortensen, celui d’une société qui embrasse et assume une culture alternative parfois subversive.

    Il ne suffit donc pas de représenter un personnage pour le caractériser. L’objectif d’une affiche, c’est aussi de le mettre en scène, pour que le spectateur puisse se projeter, comprendre les enjeux du film. Et cela demande une maîtrise, un bagage artistique fourni et une pleine compréhension de ses références. C’est la difficile tâche qui incombe aux illustrateurs. Il faut inclure de la qualité là ou peu en décèle.

     
    img16 — Reynold Brown, affiche de Attack of the 50 Foot Woman
     réalisé par Nathan Juran, États-Unis, 1958

    Des grands noms qui permettront aux affiches de films de trouver leurs lettres de noblesse, celui de Reynold Brown¹⁵ paraît incontournable. Avec son affiche pour Attack of the 50 Foot Woman(img16), il réalise là certainement son travail le plus célèbre, qui frappe le spectateur de tout âge par son efficacité. Certainement l’affiche de film d’exploitation ultime, la plus célèbre qui soit. Qui ne l’est devenue que par l’addition ingénieuse de toutes les qualités nécessaires à la création d’un visuel puissant. Et sait habilement piocher dans l’érotisme et le grotesque pour briller.

    ¹⁵Reynold Brown est un célèbre artiste américain né en 1917. Il a eu une influence très importante sur l’art de l’affiche hollywoodienne. Il a notamment produit plus de 300 affiches de films pour l’industrie cinématographique. Les plus iconiques de ces affiches sont entre autres ; Attack of the 50 Ft. Woman, Cat on a Hot Tin Roof, Creature from the Black Lagoon, Spartacus, I was a Teenage Werewolf etc.

    Résumer le succès de l’affiche à l’iconisation d’Allison Hayes¹⁶ est un peu réducteur. Il faut avant tout connaître le film et ses limites pour comprendre l’exploit réalisé ici. On parle bien d’un type de cinéma fait à l’économie, qui n’a que les ressorts grandiloquents de son scénario pour attiser la curiosité. C’est donc en toute logique que le studio, en commandant à l’artiste la création de l’affiche, souhaite appuyer ces effets pour la communication de son film. Laissant ensuite libre interprétation à Brown pour contextualiser le reste, quitte à faire des choix risqués et ainsi s’éloigner du brief initial. Le personnage de Nancy se retrouve alors plus géant que prévu, et dépasse allègrement les 50 pieds pourtant annoncés dès le titre. Le visuel promet une scène de destruction dantesque en pleine ville, que le spectateur n’aura finalement pas. Peu importe. Il semble pourtant impensable aujourd’hui de duper ainsi le public. Mais il ne s’agit pourtant pas d’un exemple isolé. Cette illusion, elle sera au cœur de la plupart des créations de Brown et de ses confrères. Une démarche complètement assumée, qu’il commentera ainsi :
     « Fondamentalement, j’ai bénéficié de pas mal de liberté pour faire ce que je voulais — sauf stylistiquement, rappelle l’artiste. Pendant toutes ces années, j’ai pu, librement, me baser sur mon propre jugement quant à la couleur, la composition et le style de rendu… Mon travail consistait à rendre les films plus attractifs qu’ils ne l’étaient — et de faire en sorte que le public puisse penser que le film est vraiment bon. » ¹⁷

    ¹⁶Allison Hayes est une actrice américaine, née en 1930 et décédé en 1970, qui a principalement tourné dans des films de série B.
    ¹⁷Citation de Reynold Brown, tirée de L’art des films d’horreur, aux éditions Gründ.

    Attack of the 50 Foot Woman est un film américain réalisé par Nathan Juran, projeté dans les salles américaines à partir de 1958. Il s’agit d’une série B tout ce qu’il y a de plus classique, à petit budget, qui compte sur ses quelques effets tape-à-l’oeil pour se démarquer. Il raconte l’histoire de Nancy Archer, une jeune femme très riche mariée à un homme qui ne reste avec elle que pour son argent. Trompée, elle rêve secrètement de vengeance mais en est incapable. Jusqu’au jour où un vaisseau extraterrestre fait son apparition. Passé plusieurs péripéties, Nancy se retrouve géante, haute de quinze mètres. L’occasion pour elle de se venger et semer un chaos qui mènera à sa perte.

    Sur un plan purement cinématographique le film n’a pas vraiment très bonne presse, et semble devoir son statut de film culte plus à sa promotion ingénieuse qu’à ses ressorts scénaristiques. Mais il est aussi possible d’y voir le sujet de l’émancipation des femmes, à travers la vengeance d’une femme trahie. Dans un sens, il s’agit d’un film de science-fiction qui introduit des thématiques féministes. Ce qui, pour l’époque, est une rareté.

     
    img17 — Albert Kallis, affiche de The Beast With A Million Eyes
     réalisé par David Kramarsky et Roger Corman, États-Unis, 1955

    Roger Corman¹⁸ est de ces producteurs/réalisateurs à l’ambition débordante, qui n’a fait que repousser plus loin les lignes de son cinéma. En se lançant dans un projet tel que The Beast With A Million Eyes , il n’aura pas les moyens de mettre à l’écran son imagination débordante. L’affiche est alors le seul support qui peut répondre à ses ambitions. C’est pour cela que la forme prime sur tout le reste, quitte à produire des affiches souvent plus géniales que le film, qui ne peuvent que décevoir après la promesse faite. C’est le risque qui est pris, et qui est confié ici à Albert Kallis. Les années 1950 correspondent à l’apogée de l’artiste, protégé de Saul Bass¹⁹, qui illustrera la quasi-totalité des films de l’American Releasing Corporation.

    ¹⁸Roger Corman est un réalisateur et producteur américain, né en 1926. Maître incontesté du film d’exploitation, il a notamment contribué à lancer les carrières de James Cameron, John Sayles, Ron Howard ou encore Joe Dante. Et à également lancé la carrière d’acteurs tels que Robert De Niro, Peter Fonda, Dennis Hopper, Jack Nicholson et William Shatner.
    ¹⁹Saul Bass (1920–1996) est un graphiste et cinéaste, connu pour sa conception d’affiches de films et de génériques. Saul a travaillé au côté de sa femme Elaine Bass pendant une grande partie de sa carrière. Il a notamment travaillé pour certains des plus grands cinéastes d’Hollywood, dont Alfred Hitchcock, Stanley Kubrick, Otto Preminger, Billy Wilder et Martin Scorsese.

    Pour le film, Kallis utilise une recette récurrente, c’est à dire un emploi du gigantisme associé à une figure féminine dénudée et placée à la merci de l’antagoniste. Calibrée pour les billboards américains, cette affiche utilise elle aussi le rouge et le jaune pour sa typographie manuscrite, des couleurs que l’on retrouve par touches dans l’illustration. La typographie est primordiale et se doit d’être correctement hiérarchisée. Si les polices choisies ne sont pas composées exclusivement de capitales elles sont bien souvent manuaires. Réalisé à la main, le travail typographique fait la part belle à la lisibilité, même dans ces caractères le plus petits, notamment dans les crédits avec une chasse extrêmement condensée que l’on retrouve encore aujourd’hui sur toutes les affiches. Les codes graphiques de la série B sont ainsi : le titre est plus grand que tout le reste, associé à une accroche des plus visibles et exclamative. Le réalisateur n’est pas vu comme un auteur, son nom n’a pas à être valorisé. Les acteurs ne sont pas encore des célébrités, et sont bien souvent relégué au second plan, dans un bandeau placé en bas. Réservé aux informations indispensables, on y retrouve également les noms des réalisateurs, producteurs ou encore l’équipe technique. Mais aussi le logo du studio, une mention à un syndicat et sûrement des mentions légales. Détail intéressant, le monstre est crédité au même titre qu’un membre du casting. Plus qu’un simple clin d’œil, c’est la preuve que son iconisation est primordiale au succès public du film. C’est pour lui que les gens se déplacent, et c’est pour cela qu’il occupe les deux tiers de l’affiche.

    La hiérarchisation des éléments évoluera, sans pour autant changer fondamentalement. Elle reste un facteur commercial primordial, avec lequel il faut composer intelligemment. Sur ce point, le cinéma d’exploitation partage les mêmes problématiques que son grand frère. Il aura d’ailleurs tendance à exagérer le trait, préférant une bonne accroche à un titre plus ou moins déjà vu.

    Ce qui fascinera plusieurs générations, c’est l’esthétique si particulière de ces posters et de leur façon de jouer avec les limites ; parfois même bien plus que les films qu’elles représentent. Le code Hays²⁰, appliqué entre 1934 et 1966, vise à encadrer la morale, et s’applique bien entendu à la promotion des films qu’il contrôle. Cette auto-censure d’Hollywood permettra paradoxalement aux artistes les plus inventifs de s’en servir pour en détourner les interdits, au travers de la suggestion notamment. Parfois plus efficace qu’une exposition frontale des choses, c’est un art érotique qui se développe, jouant constamment avec le spectateur en entrant directement en contact avec lui. « Les œuvres d’art sont ascétiques et sans pudeur, l’industrie culturelle est pornographique et prude. »²¹

    ²⁰Code de censure régissant la production des films, mis en place aux Etats-Unis par la Motion Pictures Producers and Distributors Association. Le blasphème, la représentation du sexe, de la violence, l’homosexualité, la toxicomanie, la prostitution, les baisers de plus de trente secondes, les décolletés ravageurs, la présence d’un homme et d’une femme dans le même lit, sont formellement interdits.
    ²¹Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (réédition, p. 49), (1935), Allia (Paris, France).

    Ces images méritent d’aller au delà de la simple représentation qu’elles proposent. Certes, elles symbolisent parfois un manque de confiance des distributeurs dans la capacité du public à se projeter et faire preuve d’imagination. Mais elles sont aussi l’allégorie du fantasme qui fait vivre une passion. •


    II → Ⓑ

    Objectivation du corps féminin

     
    img18 — Artiste Inconnu, affiche italienne de La Baie sanglante
     réalisé par Mario Bava, Italie, 1971
     
    img19 — Artiste Inconnu, affiche de Slave of the Cannibal God
     réalisé par Sergio Martino, Italie, 1978

    La représentation du corps féminin dans l’histoire de l’affiche de films d’exploitation est centrale. Bien souvent, elle évoque le désir. Mais pour quel public ?
     De la Vénus de Willendorf aux « Nanas » de Niki de Saint-Phalle, les représentations du corps féminin dans l’art sont multiples. Longtemps associés à la religion, et répondant selon des canons de beauté bien définis, ces derniers ont évolués. Exhibé, déshabillé, les liens sociaux entre nudité et féminisme n’ont pas toujours eu les mêmes significations. Il ne sera pas question de revenir ici sur la représentation sexuée du corps dans l’histoire, mais plutôt à partir du moment où il s’est imposé dans l’espace public.
     Car dans nos affiches, il n’existe qu’une représentation du corps féminin.

    « Mais la façon de regarder les femmes et l’utilisation que l’on fait de leurs images restent essentiellement les mêmes. Les femmes sont peintes d’une toute autre façon que les hommes, non pas parce que le féminin est différent du masculin, mais parce que l’on tient pour acquis que le spectateur “idéal” est toujours mâle, et que l’image de la femme est faite pour le flatter. »

    Esthète et critique d’art réputé, John Berger²² à marqué l’histoire de la télévision britannique en 1972 avec sa série Ways of Seeing. S’intéressant à l’art et plus précisément la perception que nous en avons, il exerce dans Voir le Voir une approche assez pédagogique de la peinture classique et des ses grands sujets. Ce livre remet constamment en question la position du spectateur face à une œuvre, et la lecture qu’il en fait.

    ²²John Berger (1926–2017) est un écrivain britannique et intellectuel marxiste. Nationalement reconnu dans son pays d’origine, son roman G. (paru en 1978 chez Maspero, réédité en 2015 aux Editions de l’Olivier) lui a permis dès 1972 de remporter le Booker Prize. Passionné par de grands sujets politiques, Berger est un auteur notamment féministe. Sa rébellion sociale sera au coeur de chacune de ses publications.
     
    img20 — Artiste inconnu, affiche de Barbarella
     réalisé par Roger Vadim, France/Italie, 1968

    On réalise à travers son analyse que le spectateur est encore aujourd’hui considéré comme majoritairement de sexe masculin, et que l’élaboration d’une image a bien souvent pour but de flatter indirectement son regard. Ainsi, les techniques et les objectifs évoluent, mais pas nécessairement les méthodes.
     Dans le film d’exploitation, le nu se fait rare. Sa présence reste tout juste tolérée, avant que l’industrie devienne plus regardante et en prenne le contrôle. L’Europe, plus libre 
     vis-à-vis de ses questions, entretient dans le cinéma d’exploitation une imagerie érotique complètement assumée. Mais à Hollywood, la sexualisation du corps féminin reste également essentielle à sa promotion.

    « D’après les usages et les conventions enfin remis en question sans toutefois être abolis, la présence d’une femme est, sur le plan social, différente par nature de celle d’un homme. La présence d’un homme est liée à la puissance virtuelle qu’il représente. Si celle-ci est grande et éventuellement crédible, sa présence est alors frappante.
     Dans le cas contraire, on trouve qu’il a peu de présence. Cette puissance prometteuse peut être d’ordre moral, physique, personnel économique, social, sexuel, mais son objet est toujours extérieur à l’homme. La présence d’un homme suggère ce qu’il est capable de vous faire ou de faire pour vous. »

     
    img21 — Land, affiche française de The Howling
     réalisé par Joe Dante, États-Unis, 1981

    Si la femme est souvent placée dans le rôle de la victime, de l’agressée, c’est bien souvent pour valoriser le sujet masculin avec qui elle partage l’affiche, même s’il s’agit de l’agresseur. Cette relation de dominant/dominé n’a pourtant rien de nouveau, et confirme le principe d’identification forcée d’un spectateur que l’on considère immédiatement comme masculin, hétérosexuel et blanc. Ce qu’on appelle aujourd’hui communément le male gaze²³ s’exerçait sans limites.
     Les hommes se retrouvent autorisés et même encouragés à inspecter le corps féminin. De là à dire que les femmes dans le cinéma d’exploitation étaient souvent considérées comme des objets sexuels, il n’y a qu’un pas. Caractérisé par une surreprésentation du harcèlement sexuel, l’imagerie populaire de ce cinéma à mis un certain temps avant de faire évoluer les rôles, sans pour autant changer réellement la donne. Une étude a même prouvé que dans notre société, le corps des femmes n’est pas perçu dans son ensemble, mais est « morcelé » visuellement²⁴. À la différence d’une figure masculine qui aurait besoin d’être représentée dans son entièreté pour être aisément identifiée, une femme le serait avant tout par certains détails et attraits de son physique.

    ²³Le male gaze rassemble ce que la culture visuelle dominante (magazines, photographie, cinéma, publicité, jeu vidéo, bande dessinée, etc.) impose à la société, en lui faisant adopter un point de vue d’homme hétérosexuel.
    ²⁴P. Bernard, SJ. Gervais, J. Allen, S. Campomizzi & O. Klein, Integrating Sexual Objectification With Object Versus Person Recognition: The Sexualized-Body-Inversion Hypothesis. (2012)

    « Les hommes regardent les femmes alors que les femmes s’observent en train d’être regardées. Cela détermine non seulement les relations entre les hommes et les femmes mais également la relation de la femme à l’égard d’elle même. Le surveillant intériorisé est perçu en tant qu’homme et l’être surveillé en tant que femme. C’est ainsi que la femme se transforme en objet et plus particulièrement en objet du voir : un spectacle. »

     
    img22 —Artiste inconnu, affiche de House of Horrors
     réalisé par Jean Yarbrough, États-Unis, 1945

    Par exemple, sur l’affiche de House of Horrors (1945) (img22), le regard du spectateur est complice de celui de Rondo Hatton²⁵, mais il ne l’épouse pas. Le sujet féminin (Virginia Grey dans ce cas) est offerte aux deux, fonctionnant dans une logique de complémentarité. La question du spectacle offert au spectateur est importante à aborder, par la manière dont une femme est exposée au regard d’autrui. Il existe bien quelques variations dans ces représentations, qui tiennent surtout de la posture que tiennent les protagonistes. Une image aurait donc la capacité d’influencer par sa composition et par la manière qu’ont les sujets de s’observer.

    ²⁵Rondo Hatton (1894–1946) est un journaliste et un acteur américain atteint d’une acromégalie (maladie causant une déformation du visage). Hollywood l’engage pour son physique particulier et tourne quelques séries B, notamment des films d’horreur qui feront de lui une icône du genre.

    Existe-t-il aussi des affiches adaptées au regard féminin ? Elles y sont toutes au moins compatibles même si elles n’ont pas été pensées comme telles. Mais dans ce cas, la logique d’identification n’est pas la même. Le problème concerne plus la valorisation de l’image de la femme en tant que personnage indépendant que de la véritable considération de son regard. L’imagerie érotique est historiquement chargée en conventions. Le nu a toujours été d’usage un spectacle qui invite à sa possession. Car ce n’est que vu comme tel qu’il peut devenir objet de consommation. Le nu caractérise le fantasme de toute une industrie qui cherche à vendre un produit, en l’occurrence ici un film. •


    II → Ⓒ

    Sensibilités esthétiques et culturelles

     
    img23 — Stephen Frankfurt, affiche américaine de Alien
     réalisé par Ridley Scott, États-Unis, 1979
     
    img24 — Artiste inconnu, affiche polonaise de Alien
     réalisé par Ridley Scott, États-Unis, 1979

    Certaines affiches spécifiques de films sont très prisées des collectionneurs. Soit parce qu’elles témoignent des évolutions parfois radicales du genre, soit par leurs tentatives de séduire un public différent.

    « Ces images sont l’exact reflet des publicités et surtout des modes de leur époque, aussi bien du point de vue esthétique que graphique. Frankenstein de James Whale (1931) est représenté initialement dans un style très Art déco avant de se voir virer au gothique lors de sa reprise quelques années plus tard. Il est intéressant de voir le nombre de styles qui ont été utilisés pour les différents sorties de King Kong(1933) tout au long des décennies qui ont suivi sa sortie. De même, chaque pays produit son propre style publicitaire : le même film peut du coup avoir des affiches qui diffèrent radicalement en fonction des marchés ; ainsi les posters tchèques et polonais figurent parmi les plus élégants. »²⁶

    ²⁶Stephen Jones, L’Art des films d’horreur (The Art of Horror Movies: An Illustrated History), (2017) Gründ (Paris, France).

    Quand il faut adapter une affiche pour un pays étranger, il faut appliquer bien plus qu’une simple stratégie marketing. Ni les couleurs, ni les symboles n’ont la même signification, car c’est la culture qui diffère. Tous les procédés et techniques cités auparavant, en grande partie à destination d’un public occidental, deviennent caduques pour le public asiatique par exemple. L’histoire du graphisme y est complètement différente, et ce n’est pas aux spectateurs de s’adapter. Il faut donc revoir sa copie et déconstruire tous les a priori que l’on avait jusque là.

    Un des éléments à ne pas délaisser, c’est la couleur. Le cinéma d’exploitation en fait un usage particulier. Ses symboliques sont importantes, Michel Pastoureau²⁷ l’a démontré dans Le petit livre des couleurs. Petit florilège des interprétations qu’il en fait :

    « Le bleu est une couleur bien sage, qui se fond dans le paysage, et ne veut pas se faire remarquer. […] il a su s’imposer, doucement, sans heurter… Le voilà désormais canonisé, plébiscité, officialisé. Devenu, en Occident, garant des conformismes. […] Le rouge, lui, est une couleur orgueilleuse, pétrie d’ambitions et assoiffée de pouvoir, une couleur qui veut se faire voir et qui est bien décidée à en imposer à toutes les autres. »

    En parlant du blanc il ajoute :

    « cette couleur-là est sans doute la plus ancienne, la plus fidèle, celle qui porte depuis toujours les symboles les plus forts, les plus universels, et qui nous parle de l’essentiel : la vie, la mort, et peut-être aussi — est-ce la raison pour laquelle nous lui en voulons tant ? — un peu de notre innocence perdue. […] Dans le petit monde des couleurs, le jaune est l’étranger, l’apatride, celui dont on se méfie et que l’on voue à l’infamie. Jaune comme les photos qui pâlissent, comme les feuilles qui meurent, comme les hommes qui trahissent… […] Désormais, l’élégance est en noir. Mais il y a plus encore : avec le blanc, son compère, le noir nous a construit un imaginaire à part, une représentation du monde véhiculée par la photo et le cinéma, parfois plus véridique que celle décrite par les couleurs. »

    ²⁷Michel Pastoureau est un historien, anthropologue, spécialiste des couleurs, des images et des symboles né en 1947. Sous la forme d’un entretien mené par Dominique Simonnet, Le petit livre des couleurs a d’abord été publié en feuilleton dans L’Express entre juillet et août 2004.

    La couleur n’est qu’un facteur à prendre en compte parmi d’autres, tout comme la typographie ou encore la composition générale de l’image. C’est en observant deux affiches pour un seul et même film que l’on peut au mieux comprendre les différences fondamentales entre deux cultures.

    Poltergeist est un film américain de Tobe Hooper²⁸, produit par Steven Spielberg, dont il se dit qu’il serait plus ou moins le véritable réalisateur du film. Sorti dans les cinémas américains en 1982, ce classique de l’épouvante est une histoire qui se repose sur un contexte familial confronté à des phénomènes paranormaux. Bénéficiant d’un budget relativement conséquent, le film avait donc toutes les cartes en main pour communiquer sérieusement, et ainsi s’assurer un certain succès.

    ²⁸Tobe Hooper (1943–2017) est un réalisateur américain, spécialiste du film d’horreur, à qui l’on doit le célèbre Massacre à la tronçonneuse, sorti en 1974

    Return of the Living Dead, Beetlejuice et Poltergeist ont pour point commun d’avoir eu la chance d’être passé entre les mains de Carl Ramsey. Chacune de ses affiches est mémorable. C’est la période de la peinture à l’aérographe. Avec Drew Struzan, Ramsey en est l’un des principaux contributeurs. Les deux hommes se connaissaient, Struzan ayant même initié Ramsey à la technique.
     Avant de travailler pour le cinéma, l’artiste américain réalisait des pochettes d’albums, notamment pour Alice Cooper, dont il a fait la célèbre cover de Cooper Billion Dollar Babies.

     
    img25 — Carl Ramsey, affiche américaine de Poltergeist
     réalisé par Tobe Hooper, États-Unis, 1982

    Poltergeist doit beaucoup à son affiche (img25). Pourtant très simple, celle-ci se remarque immédiatement par son minimalisme. Elle met en scène le personnage de Carol, la petite fille du film, sur qui le spectateur s’investit le plus émotionnellement. Elle incarne l’innocence et la vulnérabilité face à la menace qui gronde. Cette menace ne sera pas illustrée, choix audacieux. Le clair-obscur ambiant de l’affiche, ajouté à la sensation de vide et d’isolement suffisent à déstabiliser le spectateur. 
     La typographie du titre semble elle aussi vouloir s’effacer le plus possible, et ne fait ressortir que les lignes claires de ses contours. L’accroche « they’re here », courte et efficace, triomphe au milieu du visuel.

     
    img26 — Artiste inconnu, affiche japonaise de Poltergeist
     réalisé par Tobe Hooper, États-Unis, 1982

    L’affiche japonaise du même film(img26) fait des choix drastiquement différents. L’omniprésence du noir est conservée, mais doit cohabiter avec une effusion de couleurs, qui paraissent très inhabituelles au genre et éloignées du film initial. Le titre prend à lui seul un quart du visuel, et s’intercale entre une image aérienne de la ville du film et une forme abstraite symbolisant surement un esprit fantomatique. Tout en haut on retrouve une photo en couleur du personnage de Carol, qui n’a pas spécialement pour vocation l’identification du public.

    Le cinéma fantastique et horrifique peut souvent compter sur ses effets pour communiquer. Lorsqu’un film de ce type est vendu, il se repose bien souvent sur sa créature ou son univers pour éveiller la curiosité. Mais en vérité, on remarque que deux méthodes répandues s’opposent. La première consiste majoritairement à faire appel au grotesque, déjà expliqué auparavant. La seconde joue sur une promesse, celle du mystère à révéler. Cette dernière a engendré quelques unes des affiches les plus célèbres du XXe siècle, de Alien à Rosemary’s Baby, que l’on doit notamment à Stephen Frankfurt.

    Nos yeux, habitués à une surabondance de messages publicitaires, en viennent à s’arrêter sur un visuel qui ne correspond pas à cette norme. Plusieurs éléments en sont responsables. La composition, dans un premier temps : les choix typographiques, et la couleur. Lorsqu’un film est vendu à l’étranger, la logique commerciale veut qu’une affiche corresponde aux normes aux normes graphiques mais surtout sociétales et culturelles, aux traditions du pays en question. Cela peut aller vers des différences drastiques en terme de style adopté, mais le plus souvent les modifications sont plus subtiles que ça.
     Outre les choix typographiques qui peuvent être faits (majoritairement liés à la langue), c’est surtout les différences de gammes chromatiques choisies qui interpellent.

    « Premier constat : Les couleurs sont des idées qui évoluent en fonction du temps et de l’espace. Le rouge par exemple n’évoque pas les mêmes choses dans l’antiquité qu’au Moyen âge, et au XXIe siècle il est perçu différemment en France et au Japon. […]
     Le bleu est la couleur préférée des occidentaux. Mais attention, le bleu revient de loin. Après avoir été dévalorisé et vulgaire pendant l’antiquité, il devient successivement la couleur de Dieu, de l’honnête chrétien, des rois de France, des romantiques, évoquant le rêve, l’infini, la mélancolie (le
    blues). D’abord une couleur féminine puis une couleur masculine, une couleur chaude puis une couleur froide (et même très froide, plus froide que le vert et le blanc, en attestent les boites de Tic-tac). Autrement dit, après avoir été à peu près tout et n’importe quoi, le bleu devient finalement au XXe siècle en Occident la couleur la plus consensuelle, la plus neutre, la moins agressive, celle des organismes internationaux (UE, ONU, UNESCO). Si bien que dire qu’on aime le bleu aujourd’hui ne dit plus rien de notre personnalité. »²⁹

    ²⁹Cannelle Favier. (novembre 2015). Les affiches de films occidentaux en Asie. Cinepsis.

    Poltergeist, pour son affiche américaine, fait le choix du noir et blanc. Le noir est omniprésent et envahit l’image, qui devient au trois-quart bouchée par cette couleur. Énorme prise de risque lorsqu’on prend en compte la symbolique des couleurs. D’autant plus que le public américain est habitué à un usage peu modéré de la couleur. Mais le noir est blanc reste pourtant l’opposition chromatique par excellence dans la culture occidentale ; directement liée aux significations du fantomatique, de la mort et de l’étrange. L’affiche américaine compte donc sur l’interprétation innée que le public fait d’une couleur pour marquer les esprits.

    Mais que se passe-t-il si ces codes sont chamboulés ? Et c’est le cas ici, dans le cadre de la communication nippone du film. Car dans la culture asiatique, le noir ne s’oppose pas au blanc, son contraire est le rouge. Ajouté à cela que le concept de la mort diffère complètement, il devient difficile pour un graphiste occidental de créer une image qui soit tout aussi compréhensible. Une histoire de fantôme n’évoque pas les mêmes peurs d’un pays à l’autre. 
     Pour l’affiche japonaise, la figure du spectre, du fantôme, devient une tâche colorée qui prend possession de l’affiche, tandis que la figure humaine omniprésente du côté américaine se retrouve au second plan, tout en haut du visuel. Il aurait été inimaginable en Occident de symboliser une figure fantomatique avec un emploi aussi extrême de la couleur.

    La composition quasi abstraite du visuel, certes surprenante, répond cependant à une certaine tradition du graphisme nippon.

    « Ces œuvres possèdent une esthétique visuelle inhabituelle qui captive totalement, et semble pourtant réfuter toutes les règles conventionnelles de la communication visuelle… Ce qui est annoncé est souvent peu clair, et l’affiche japonaise tend à être considérée comme une incarnation visuelle des idées philosophiques d’Extrême-Orient. »³⁰

    ³⁰Citation de Bettina Richter. Rachael Steven. (février 2014). A history of Japanese poster art. Creative Review.

    Le concept graphique exploité par l’affiche américaine n’est pourtant pas moins intéressant. Avec le personnage de l’enfant scotché à l’écran, il fait référence à une génération bercée par la télévision. Mais il confronte surtout le spectateur à ses angoisses et l’invite directement à s’impliquer émotionnellement dans le film. C’est une forme de mise en abîme cinématographique.

    Le traumatisme nucléaire est très ancré dans la culture nippone. La création de Godzilla est une allégorie qui y fait clairement référence, et il n’est pas rare de recroiser l’exploitation de certains de ces symboles dans la culture populaire. La figure du fantôme, moins terrifiante pour le spectateur nippon, serait alors délaissée au profit d’une image abstraite qui évoque un traumatisme plus inconscient.

    Le cinéma d’exploitation entretient un rapport sensible vis-à-vis de l’appropriation culturelle. Car ses artistes savent mieux que quiconque ce qu’il représente pour ceux qui l’aiment vraiment. Les maladresses, même si inhérentes au genre, sont à proscrire. D’où cette particularité d’adapter correctement des affiches pour un public aussi varié, composé d’autant de sensibilités que de sous-genres rattachés. •


    Chapitre III

    Le rapport à la société

    En démontrant que le cinéma d’exploitation trouve toujours écho dans la société, on prouve que ses mythes sont toujours incarnés par le réel. Parce qu’il est un art marginal devenu populaire, les figures iconiques de ses affiches ont défini une nouvelle notion du culte. Mais pour parer une certaine lassitude du public, il a fallu innover plutôt que de se reposer sur une simple relecture des mêmes images.


    III → Ⓐ

    Exploitation de paranoïas collectives

    « Il existe un parallèle entre le temps, l’histoire et les images d’horreur… En temps de paix, il n’y a pas de place pour les films d’horreur ; les moments de peur — comme maintenant — mettent en évidence le besoin de violence chez les gens. Cela reflète, à mon avis, la peur des gens de demain. »³¹

    ³¹Citation de Curt Siodmak (1902–2000), romancier et scénariste américain d’origine allemande, spécialiste du genre policier, de la fiction d’horreur 
     et de science fiction.

    William Mortensen disait que « nous accordons d’abord notre attention aux impressions sensorielles qui représentent des choses que nous craignions autrefois ». En effet le cinéma d’exploitation voit le jour dans les années 1930, juste après le crash boursier de 1929. Après une décennie de prospérité, il a fallu se renouveler et faire preuve de créativité pour divertir. C’est l’explosion du genre de l’horreur à Hollywood. La naissance d’un type de cinéma bien particulier se fait en conséquence de difficultés intrinsèques à l’industrie hollywoodienne, mais tout aussi ressenties par son public.

    On remarque assez facilement dans les différents courants du genre une forme de projection des angoisses du public, liées aux différentes paranoïas de la société. Synthétisées dans des films qui se servent de ces dernières pour communiquer massivement, elles peuvent avoir tendance à compter sur des réactions primitives.

    L’esprit humain réagit toujours instantanément à ce qu’il considère comme dangereux. Notre cerveau réagit vivement aux scènes de violence. Associé à notre éducation des images, nous pouvons nous retrouver aussi bien repoussés qu’attirés par ces dernières. Cela inclut une certaine dimension psychologique de notre analyse, théorisée notamment par Carl Jung³². L’inconscient collectif, terme déjà cité, est employé pour décrire les images qui se rapportent à notre conscience, sans pour autant forcément appartenir à son expérience propre. Il intègre toutes les expériences humaines depuis le début de son existence.
     Nous n’avons donc pas pleinement conscience de l’existence d’un champ de souvenirs formé par nos ancêtres, mais nous y sommes sensibles. Il existe des archétypes communs à la société qui nous poussent à partager les mêmes craintes.
     Traduites graphiquement, ils peuvent se retrouver dans des proportions géométriques ou des symétries pensés pour générer une gêne, un malaise pour le celui qui regarde. Les formes déclenchent des réactions, comme par exemple la diagonale qui réveille les mécanismes de défense de notre cerveau.
     Parfois ce n’est pas tant ce qui est illustré sur une affiche qui fait réagir, mais plutôt la méthode appliquée pour le faire. Associé à un choix cohérent des figures à valoriser, on tient alors une image puissante et parée à fasciner le plus de personnes possible.

    ³²Carl Gustav Jung (1875–1961) est un médecin psychiatre suisse, fondateur de la psychologie analytique, influencé par la psychanalyse de Sigmund Freud.
     
    img27 — Artiste inconnu, affiche de l gatto a nove code
     réalisé par Dario Argento, Italie, 1971

    L’empreinte très forte des visuels du Giallo³³, sous-genre italien, se retrouve dans des affiches récentes, qui comptent sur l’inconscient collectif pour provoquer ainsi un ressenti immédiat.
     Le Giallo, dont l’esthétique est indissociable de la narration, est toujours à la recherche du détail perçant. Dario Argento et Mario Bava ont énormément contribué aux codes de ce genre et en sont les figures les plus populaires. Leur esthétique a marqué l’histoire d’un courant cinématographique aux symboliques fortes. L’affiche se doit d’être à la hauteur de ses ambitions picturales. En résulte une collection impressionnante d’images qui se répondent et se font référence, comme si une esthétique graphique globale s’était constituée d’elle-même. Le Giallo devient ainsi immédiatement identifiable, et sait pertinemment employer le punctum quand cela est nécessaire. Avec l gatto a nove code³⁴, on tient ici l’exemple typique d’une peinture qui outrepasse un certain respect des normes visuelles pour déstabiliser le spectateur. On l’encourage à aller plus loin dans sa lecture du visuel. Qui se révèle saisissant par les choix audacieux de l’artiste dans l’emploi de la couleur et des valeurs de plan. L’omniprésence du noir aurait pu desservir totalement l’affiche, mais ne fait que la rendre plus vertigineuse. Par la perte de repères, l’oeil se concentre sur le contraste, la symétrie et les touches colorées aux valeurs claires. On perçoit immédiatement le jaune dans les yeux du chat, représenté ici comme prédateur, mais aussi témoin. Cela peut être perçu comme la représentation directe de l’implication du spectateur, impuissant face à la violence représentée. Ajoutez du jaune dans une image déjà perturbante et le malaise ne sera qu’accentué. Il n’y a plus de premier et de second plan, les échelles se confondent. La figure féminine est prisonnière, autant par les mains de son agresseur que par le cadre. Le rouge sang du titre vient surplomber un visuel déjà évocateur. Il n’y plus de doutes sur la nature de la scène, commune à un bon nombre d’affiches du Giallo. Plus ou moins cohérentes dans l’association risquée entre érotisme et violence, elles font souvent appel à des symboliques détournées.

    ³³Le Giallo est un genre du film d’exploitation, popularisé en Italie entre les années 1960 et 1980. A la fois films policiers et films érotiques, le Giallo emploi souvent une violence très graphique qui se retrouve bien souvent dans ses affiches.
    ³⁴l gatto a nove code est le second long métrage de Dario Argento, sorti en 1971. Le film est au cœur de la « trilogie animalière », dont L’Uccello dalle piume di cristallo et Quattro Mosche di Velluto Grigio font également partie.
     
    img28 — Artiste inconnu, affiche de Godzilla (Gojira)
     réalisé par Ishirō Honda, Japon, 1954

    L’occasion de remettre en contexte l’évolution du cinéma en rapport à son époque et des évolutions de la société. Car le genre est bien souvent le reflet de ses grandes angoisses. Le rôle de l’affiche ici est de les illustrer, permettant à des films inconnus de devenir visibles. La concurrence était rude, les grands studios bataillaient pour promouvoir leur projets, et les artistes essayaient d’exprimer tant bien que mal leur talent dans des limites imposées. Il s’agit là d’une technique qui a prouvé son efficacité. Par conséquent, le cynisme et la paranoïa sont de ces caractéristiques intégrées dans les affiches qui sont proches de la société.
     Quand aux Etats-Unis le cinéma d’exploitation peut être influencé par Charles Manson³⁵ et la vague de tueurs en série sévissants dans les années 1970 — correspondant à l’apparition de la figure populaire du Boogeyman³⁶ — , au Japon c’est le traumatisme nucléaire qui se retrouve incarné dans Godzilla .

    ³⁵Charles Milles Manson (1934–2017) est un criminel américain, responsable de nombreux meurtres, dont celui de l’actrice américaine Sharon Tate en 1969, épouse du réalisateur Roman Polanski.
    ³⁶Équivalent moderne du croque-mitaine pour adultes, le boogeyman rassemble tous les tueurs célèbres du cinéma d’épouvante (Leatherface, Michael Myers, Freddy, Jason, Chucky, etc.).

    « Mais il y a toujours des cycles dans les films d’horreur. Les grandes figures du genre, Dracula, Frankenstein, le loup-garou et la momie ont régné sur les années 1930. L’épouvante et le grotesque sont revenus en force dans les années 1950 et 1960 avec les films Hammer [… ]. Mais ce phénomène de cycles, avec ses reprises et ses abandons, a produit un autre effet : l’épuisement du genre. Et ce fut le cas dans les années 1940. Les figures de l’effroi, les archétypes de l’horreur, si efficaces dans les années 1930, se sont émoussés, au risque parfois de sombrer dans la parodie [… ]. »³⁸

    ³⁸Stephen Jones, L’Art des films d’horreur (The Art of Horror Movies: An Illustrated History), (2017) Gründ (Paris, France).
     
    img29 — Bill Wiggins, affiche de Dracula
     réalisé par Terence Fisher, Royaume-Uni, 1958
     
    img30 — Artiste inconnu, affiche de Dracula
     réalisé par Tod Browning, États-Unis, 1932

    La relecture de ses propres mythes n’est pas nouvelle dans le cinéma. De nos jours, on parle constamment de remakes, mais cette crise identitaire à déjà pu être observée avec les nouvelles adaptations des classiques d’Universal par la Hammer³⁹(img29). Si ces films sont fascinants, ils démontrent surtout une prise de conscience inédite. En dépoussiérant un bestiaire englouti, les affiches capitalisent sur des figures déjà connues, presque rassurantes. Les nouvelles affiches s’appuient bien plus sur cette aura, à la différence des anciennes qui avaient comme lourde tâche la construction d’un mythe. L’objet de la peur devient presque institutionnel, et il est difficile pour un artiste de la provoquer lorsque le public a déjà un affect vis à vis du mythe. Son empathie change de camp, en devenant complice du monstre qu’il connait déjà. •

    ³⁹La Hammer Film Productions est une société de production britannique fondée en 1934. Elle rayonne sur le cinéma populaire européen et mondial grâce à la production de nombreux films de genre, avec souvent Terence Fisher à la réalisation et Peter Cushing et Christopher Lee au casting.

    III → 

    Création de mythes populaires

    Le culte fait désormais partie intégrante du langage quotidien. Au cours du temps, il s’est étendu et appartient maintenant à un fond culturel commun. Le terme se banalise et est associé à des enjeux culturels et sociaux très variés. Dans le cadre d’une affiche par exemple, c’est sa capacité à fédérer plus que sa légitimité artistique qui lui permet l’accès à ce statut d’oeuvre culte. Plus que jamais auparavant, l’impact générationnel est à considérer. La mutation du processus de création, bien plus accessible, engendre des pratiques artistiques populaires. Le cinéma entretient cette relation très directe avec son public. Ses affiches en sont le reflet. La particularité du film d’exploitation, c’est l’addition de ces qualités avec un rapport de proximité à un public marginal. Un temps isolé, il est aujourd’hui entretenu par une communauté grandissante, motivée à entretenir sa flamme au fil des générations.

    On peut aussi considérer que l’utilisation parfois abusive du terme « culte » ne l’est que pour compenser un sentiment d’infériorité vis-à-vis de pratiques artistiques « nobles » ; un ressenti déjà cité précédemment. Pour beaucoup, ces affiches appartiennent en quelque sorte à un art populaire dépourvu de réelles valeurs esthétiques. Pour compenser, le public aurait érigé à un statut suprême des oeuvres surestimées. Mais cette scission est en partie explicable par une inversion des valeurs traditionnelles. Ce qui est le moins recommandable devient l’objet de toutes les curiosités. Et pour cela, le film d’exploitation en a fait une spécialité. L’engouement social créé portera l’oeuvre au-delà de ses ambitions premières.

    Il n’y a donc rien qui puisse permettre de juger du culte, que ce soit la qualité formelle d’une oeuvre ou l’influence de son public. Un midnight movie⁴⁰ a donc tout à fait le droit de le devenir, au mettre titre qu’un grand classique comme Citizen Kane. Une pratique de consommation ritualisée associée à une identité forte peut facilement rendre un film et/ou son affiche cultes, comme l’était une image religieuse autrefois.
     À la différence du grand public, les amateurs d’œuvres cultes ne cherchent pas systématiquement à faire passer leur objet de fascination pour un chef d’oeuvre, mais trouvent un véritable intérêt à chercher de la qualité dans ce que le « bon » goût laisse de côté. Les défauts peuvent devenir qualités et ses stéréotypes une marque de fabrique.

    ⁴⁰Un midnight movie est un film à petit budget diffusé au cinéma dans les séances de minuit ou par les chaînes de télévision locales aux États-Unis à partir des années 1950. Rocky Horror Picture Show en est le représentant le plus célèbre. Ces films qui défient les conventions de l’époque bénéficiaient surtout d’une communication qui s’appuyait sur le bouche à oreille, et étaient multi-rediffusés.

    Selon Pierre Bourdieu, « les intellectuels et les artistes ont une prédilection particulière pour les plus risquées, mais aussi les plus rentables des stratégies de distinction, celles qui consistent à affirmer le pouvoir qui leur appartient en propre de constituer comme œuvres d’art des objets insignifiants ou, pire, déjà traités comme œuvres d’art, mais sur un autre mode, par d’autres classes ou fractions de classes (comme le kitsch) : en ce cas, c’est la manière de consommer qui crée en tant que tel l’objet de la consommation et la délectation au second degré transforme les biens “ vulgaires ” livrés à la consommation commune, westerns, bandes dessinées, photos de famille, graffitis, en œuvres de culture distinguées et distinctives. »⁴¹

    ⁴¹Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement. (1979), Les Éditions de Minuit (Paris, France).

    Ce qui rend les affiches de films d’exploitation si spécifiques, c’est leur participation à la construction d’une galaxie d’images à la fois semblables et très variées. Pour comprendre son impact sur différentes générations, il est intéressant de se pencher sur les « bibles » de ce culte, notamment les magazines qui s’y consacrent partiellement ou entièrement. Mad a fait parti de ces publications très prisées, qui ont participées activement à la défense d’une culture encore marginalisée.

     
    img31 —Norman Mingo, illustration pour Mad N°89
     États-Unis, septembre 1964

    Sous la forme d’une illustration pleine page (img31), la couverture du numéro de septembre de l’année 1964 ressemble à de nombreuses unes de la célèbre revue Mad⁴². Au premier coup d’oeil, on remarque tout de suite l’absence de titre mis à part celui du magazine. Seule la date de publication et le prix sont également présents, car indispensables. On dénote une volonté de partager un propos satirique sans livrer une grille de lecture trop accessible au spectateur. C’est à ce dernier que revient la responsabilité d’interpréter le dessin. Car à sa manière, chaque couverture de Mad est politique. La satire est au coeur du projet, et chaque numéro fait preuve d’inventivité pour mettre en scène le personnage d’Alfred E. Neuman en exploitant intelligemment son apparente innocence.

    ⁴²Mad est un magazine satirique américain culte, adressé à un jeune public, qui reprend les codes d’une culture pop et comic en pleine explosion. Originellement, c’est une bande dessinée volontairement provocante qui s’est transformée en magazine pour échapper à la censure du Comics Code Authority. Elle a notamment inspiré les créateurs français de Fluide Glacial et Pilote.

    Ici, l’originalité tient d’un inversement de rôle. Norman Mingo⁴³, illustrateur de cette couverture, choisit de peindre la créature de Frankenstein, identifiable immédiatement par tous. En très gros plan, on la voit installée derrière une table, concentrée sur le montage d’une figurine à l’effigie du petit Alfred, tout aussi immédiatement reconnaissable.

    ⁴³Norman Mingo (1896–1980) est un artiste américain, illustrateur pour un grand nombre de publications et magazines célèbres. Ses créations font partie intégrante de la culture populaire américaine. Il a réalisé 97 couvertures pour Mad entre les périodes de 1956–1957 et 1962–1979.

    Pour comprendre l’importance capitale de cette image, il faut cerner ce qu’évoque le personnage d’Alfred E. Neuman. Par son omniprésence dans la culture populaire de l’époque, par la répétition de son visage sur toutes les couvertures de Mad, ce garçon est le reflet de l’irrévérence si chère au magazine. Ses traits sont marqués, sa bouille ne passe pas inaperçue. Son sourire, sa dent cassée, ses taches de rousseurs sont autant de détails qui le rendent immédiatement attachant. Mais Alfred dégage également un sentiment relativement malicieux, en recherche de provocation. En soit, c’est une projection efficace pour un jeune lecteur en recherche d’identification. 
     Cette irrévérence, c’est celle de l’Amérique des années 1960, en pleine croissance économique, mais confrontée aussi à l’éveil généralisé d’une conscience politique de la classe moyenne. Les institutions sont critiquées, et quoi de mieux qu’une figure populaire pour incarner la satire.

    Lorsque Ald Feldtein, chargé de donner une direction éditoriale au magazine, confia à Norman Mingo la création du personnage, il lui donna quelques indications. Il ne voulait pas qu’Alfred « ressemble à un idiot — je veux qu’il soit aimable et ait une intelligence derrière ses yeux. Mais je veux qu’il ait cette attitude diabolique, quelqu’un qui puisse garder un sens de l’humour pendant que le monde s’écroule autour de lui. »⁴⁴

    ⁴⁴Citation de Bettina Richter, pour Creative Review, article de Rachael Steven, A history of Japanese poster art, publié en février 2016.

    Alfred est une véritable icône culte, qui a survécu plusieurs décennies tout en restant inchangé. C’est certainement pour cette raison qu’une figure aussi commune peut conserver son statut et tenir dans le temps. Tous les grands magazines de l’époque tentent l’incarnation avec la création d’un personnage spécifique. Mais dans le cas de Mad, Alfred E Neuman est plus qu’une simple mascotte. Il est le porte-étendard du magazine et ne peut le rester que s’il reste inchangé. Ce sera le cas pendant plusieurs décennies.

    Une autre icône, encore plus puissante et présente sur cette couverture, c’est celle de la créature de Frankenstein, déjà popularisée en 1931 par le célèbre film⁴⁵. Ce monstre sans nom est certainement le personnage de fiction fantastique le plus culte du XXe siècle.
     C’est en toute connaissance de cause que Norman Mingo les associe ici. Mais les rôles sont inversés. On y voit la créature coller avec précaution une figurine à l’effigie d’Alfred. C’est le garçon qui prend le rôle de l’icône culte, prête à être disposée sur un socle à son nom. La créature, quant à elle, n’a jamais paru aussi humaine, tirant même la langue dans un moment de concentration. Très populaires à cette époque, les figurines en pièces détachées s’arrachent auprès des enfants américains.

    ⁴⁵Frankenstein est un film d’horreur américain réalisé par James Whale, sorti en 1931. Tiré de la pièce de Peggy Webling, elle-même adaptée du roman Frankenstein ou le Prométhée moderne écrit par Mary Shelley. Succès public et critique, le film devint culte et engendra de nombreuses suites.

    Mais alors pourquoi inverser ces deux personnages ? Cette image est peut être une des premières représentations d’une culture pop qui assimile ses codes, pour mieux les détourner, un peu à la manière d’Andy Warhol. Une culture qui prend conscience pour la première fois de l’héritage qu’elle lègue aux générations futures. Ce recul, aujourd’hui complètement assimilé par notre société, fait son apparition à une période qui coïncide avec l’intérêt grandissant des gros studios pour les films horrifiques et fantastiques, jusque là associés directement à un cinéma d’exploitation voué à l’oubli. Cette illustration est la représentation d’une sous-culture (à comprendre dans son sens anglo-saxon, « subculture »)⁴⁶ qui devient globale, qui prend conscience de ses icônes et du culte qu’elles représentent.

    ⁴⁶Le Cambridge Dictionary définit subculture comme « le mode de vie, coutumes et idées d’un groupe particulier de personnes au sein d’une société qui sont différentes du reste de cette société ».
     
    img32 — Gary Conway, affiche de I Was a Teenage Frankenstein
     réalisé par Herbert L. Strock, États-Unis, 1957

    Il est donc question de l’importance que les mythes prennent avec le temps. Du regard tantôt nostalgique que l’on porte sur une époque révolue. Ou plutôt de ce qu’on décide d’en garder, quitte à tronquer certaines vérités et en garder une image d’Épinal. La culture pop des années 1950 tend à rendre enfin sacrées des figures qui ne l’étaient pas jusque là. La créature de Frankenstein en est le parfait exemple. La question que pose cette couverture, c’est celle du sort réservé à Alfred E Neuman. Est-il à ce moment précis devenue une icône d’un nouveau genre ? Très certainement.
     Une fois devenu un objet de consommation indépendant, il devient important au delà du support qui l’a vu naître. Le recul que nous prenons sur notre observation de l’illustration doit absolument prendre en compte les différences de perceptions entre le moment de sa création et aujourd’hui. Et la répétition de cet effort est nécessaire à chaque fois qu’une affiche est mentionnée. Si culte n’est jamais immédiat, les nombreuses références appuyées de ces personnages dans la culture populaire et leur émancipation au delà du domaine de l’affiche participent autant que le temps à sa construction. •


    III → 

    Développement de systèmes alternatifs

    Comme tout pratique artistique en lien avec son époque, la communication imprimée est aussi l’objet de modes et de changements stylistiques en lien avec le progrès technique et l’évolution des moeurs.
     C’est aussi l’occasion pour une nouvelle génération d’artistes de se libérer de certaines contraintes, et enfin exprimer une variété de styles jusque là inédits. Le marché grandissant de la vidéo multiplie les supports de communication, et les images se retrouvent confrontées les unes aux autres de façon bien plus directe, notamment sur les rayons des tout nouveaux vidéo-clubs. Classés par genres, les films ne peuvent plus forcément se permettre de se ressembler et prendre ainsi le risque de perdre le potentiel spectateur en recherche de nouveauté. Le cinéma s’installe à domicile et ne dépend plus forcément de la télévision pour sa promotion ou sa rediffusion. Ce principe de transmission, déjà existant par le bouche à oreille, étend grandement son influence puisqu’il repose désormais sur les bons conseils du vendeur ou du loueur.

     
    img33 — Artiste inconnu, affiche de Cannibal Holocaust
     réalisé par Ruggero Deodato, Italie, 1981

    Il y a toujours plus de films, le marché de la vidéo n’a plus forcément à passer par les salles obscurs pour rencontrer le succès. Les années 1980 verront les beaux jours de ce marché alternatif, jouant perpétuellement avec les limites du bon goût. La violence graphique est à son apogée car moins encadrée. Cela autorise l’existence de projets poussant le sensationnalisme à l’extrême, à l’image de Cannibal Holocaust⁴⁷ (img33), devenu rapidement un véritable objet de culte de l’interdit. Mais si on a déjà prouvé l’efficacité graphique par le choc, il ne doit pas se résumer à sa seule utilisation. Cette culture subversive se propage rapidement, en parallèle du X, considéré à cette époque comme sous-genre à part entière du cinéma d’exploitation, détenant lui-même ses propres ramifications.

    ⁴⁷Cannibal Holocaust est un film d’horreur italien réalisé par Ruggero Deodato, sorti en 1981. Certainement le film le plus controversé de l’histoire du cinéma, longtemps censuré. Particulièrement malsain et violent, il joue constamment avec les frontières entre le réel et la fiction, déstabilisant encore plus le spectateur.

    S’il y a bien un élément que l’on a rapidement évoqué, car finalement très rare sur les affiches jusqu’à présent, c’est l’emploi du vide. Cela s’explique par une nécessité des communicants à être très directs, principe qui perd de son importance quand la commercialisation n’est plus forcément sujet à l’instantanéité. L’exploitation d’un film devient plus longue, et il est désormais encouragé de provoquer l’engouement, avant et après sortie en salles. La notion relativement récente du teasing voit en partie ses origines dans ces affiches, tout comme dans l’explosion de l’art minimal à la fin des années 1960.

    Il s’agit peut être là d’une solution viable pour contrer la surabondance d’images. Le développement de ce nouveau mode de communication est tardif. Au fond c’est logique, il n’y a absolument aucune raison de céder à cette tentation quand on a peur de passer inaperçu. Mais c’est sans compter sur la puissance évocatrice d’une image épurée, surtout lorsqu’elle est mise en relation avec d’autres qui ne le sont pas. C’est dans ce cas précis que l’oeil se focalise sur un visuel qui se détache. C’est intelligent, mais ça ne suffit pas forcément pour en faire une affiche de qualité.

     
    img39 — John Stockle, affiche de Eyes of Laura Mars
     réalisé par Irvin Kershner, États-Unis, 1978

    Un second niveau de lecture n’est pas incompatible avec l’appréhension immédiate d’une affiche. Car pour la première fois sans artifices, elle tend à instaurer une relation moins superflu et distante avec le public. Le cas de l’affiche de Eyes of Laura Mars (img34) répond exactement à ces critères, et marque l’histoire du cinéma par ce regard perçant, aujourd’hui célèbre. Ce sont les yeux de Faye Dunaway qui transpercent l’affiche, intelligemment associés à une typographie linéale en capitales fines mettant en valeur le mot « eyes ». Plus que simplement basée sur un ressort graphique simple qui a de l’impact, cette belle affiche suscite l’intérêt et l’imagination en laissant une marge d’interprétation au spectateur. On peut enfin se projeter, car un bon teasing porte à la curiosité. 
     Dans le cadre du cinéma d’exploitation, il s’y prête particulièrement bien, car les thématiques récurrentes de ces œuvres le permettent. Gare cependant à ne pas basculer dans le simplisme, à l’instar du sensationnalisme et ses facilités qui appauvrissent trop souvent les affiches.

     
    Img40 — Artiste inconnu, affiche de They Live (Invasion Los Angeles)
     réalisé par John Carpenter, États-Unis, 1989

    L’évocation du fantastique, qui amène parfois à la figure du monstre, se reposait principalement sur les mécanismes du grotesque. Maintenant, le teasing se présente comme solution très efficace pour parer la disparition progressive de la peur provoquée par les affiches. They Live propose une vision résolument moderne, en mettant en scène une mise en abyme de son monstre (ici un extraterrestre), comme s’il s’agissait du spectateur qui se reflète dans les lunettes de Roddy Piper. Démarche amusante, qui se lie très bien avec le propos du film (la difficulté de différencier les extraterrestres des Hommes) et qui peut parfaitement être considérée comme un clin d’oeil à toutes ces affiches qui jouent avec le point de vue du spectateur.
     On y revient, la question du point de vue adopté est central, et quel que soit la technique ou le mode de représentation choisi, c’est ce qui rend ces affiches vivantes. •


    Conclusion

    L’affiche est à double usage, artistique et informatif. C’est un support qui associe l’image et le texte dans l’instantanéité. Si pour capter l’attention elle est souvent prisonnière de ses propres stéréotypes, nous l’avons vu, elle a comme grande qualité d’être le miroir de nos sociétés. Placée dans la rue, elle se confronte au public le plus populaire qui soit. Si son format ne pousse pas forcément à sa conservation, elle constitue néanmoins un témoin historique et culturel important.

    Le film d’exploitation est perpétuellement confronté à sa propre survie. Sa communication, dos au mur, trouve substance dans une créativité qui répond à certains impératifs. En comparaison à des productions qui ne souffrent pas forcément des mêmes enjeux, ces films souvent fauchés et originaux arrivent à se tailler une part du gâteau. Mais c’est aussi parce que l’échec leur est permis qu’ils peuvent s’offrir une certaine liberté. Passées entres les mains de grands artistes, dont il a parfois été difficile de retrouver l’identité, ces affiches répondent aux mêmes exigences que les autres, mais font parfois preuve de plus d’inventivité. C’est un art exclamatif, qui fait usage de procédés efficaces au service d’un impact très direct. Dans un sens cela le rend immédiatement attachant, mais il hérite en retour d’une mauvaise réputation. La question de la crédibilité de ses affiches à toujours été au coeur des exemples précédemment cités. Dans un soucis de valorisation constant de ces oeuvres, on a vu qu’elles sont référencées, intelligemment composées, et surtout proches du public.

    Le développement d’Hollywood coïncide avec l’avènement de l’affiche publicitaire. Cette ère bénéficiera aussi bien au design graphique qu’aux films qui s’en sont servi pour exister. Une relation qui durera plus d’un siècle. Mais il faut être objectif, difficile d’ignorer une pratique qui dépérit. 
     C’est la fin d’une grande époque de la communication imprimée. L’heure est à la digitalisation, à l’image du grand remplacement de la pellicule par le numérique. Les écrans se multiplient et le cinéma n’est plus ce lieu sacré et intouchable. Touché mais pas coulé, il survivra, en ayant l’intelligence de se réinventer constamment. Ni le temps révolu des vidéos-clubs, ni le téléchargement illégal auront réussi à tuer l’expérience originale.

    Aujourd’hui le streaming nous fait déjà préférer le confort de notre canapé à celui des fauteuils de multiplex vieillissants. Dans un entretien⁴⁸ pour le magazine spécialisé SoFilm, David Fincher⁴⁹ constate avec désarroi cette évolution : « 70% des salles de cinéma sont d’une qualité médiocre. Je pense vraiment qu’on a touché le fond dans le domaine. […] Ce n’est pas ça, aller au cinéma. […] Aujourd’hui on va à l’abattoir ; entrez, BOUM ! Voici le film, merci, au revoir et au suivant. C’est une version pervertie de ce en quoi je crois. Et aussi, quand des critiques français disent que pour que l’on considère un film comme “ vrai ”, il doit être vu dans une salle de cinéma, mais que cela signifie de le voir dans une salle merdique avec un écran minuscule et des enceintes qui grésillent, c’est n’importe quoi ».

    ⁴⁸Citation de David Fincher. Interview par Axel Cadieux, David Alexander Cassan et Benoît Marchisio, (octobre 2017), SoFilm #54.
    ⁴⁹David Fincher est un réalisateur et producteur américain, nommé aux Oscars, Golden Globes ou encore Emmy Awards pour ses films et séries. Il a notamment réalisé The Social Network, Seven et Fight Club.

    Il faut y voir la disparition programmée d’un rapport communautaire au cinéma, au profit d’une expérience plus individuelle. Cela peut impacter directement le domaine de l’affiche, puisque si elle n’a plus pour objectif de susciter l’intérêt collectif, elle devient une image isolée et donc peu partagé.
     Le développement de plateformes de streaming telles que Netflix ont considérablement modifié nos habitudes en encourageant la consommation boulimique de nouveaux contenus, questionnant même sur la notion de culte à notre époque. Dans un sens, pour tout cinéphile cette situation est excitante mais interroge fondamentalement sur la valeur que le public accorde aujourd’hui à une oeuvre cinématographique. Le cinéma de genre continu de perdurer avec les nombreux festivals qui lui sont consacré. Mais depuis sa gentrification, la véritable série B se fait de plus en plus rare.

    L’affiche imprimée ne bénéficie pas du même déploiement qu’avant. Si les espaces publicitaires n’ont jamais été aussi nombreux en zone urbaine, la viralité des campagnes numériques a pris l’avantage, car plus impactante et moins coûteuse. Cette mutation doit faire comprendre que nous vivons dans une époque ou l’affiche n’est plus nécessairement le facteur rassembleur autour d’un film.

    L’espoir tient peut être dans les communautés de fans, ou se cachent des artistes comme Laurent Durieux, qui entretiennent aujourd’hui les mythes. Nous en revenons encore et toujours au public, qui fait vivre un art avec passion en se rassemblant pour (re)vivre les grandes heures du cinéma qu’il aime. Ces connexions ont pour effet la conservation et la transmission aux générations futures.
     C’est par la construction de récits au sein même des images que l’affiche rend le spectateur attentif et parvient à établir une stimulation au moins visuelle. La question au commencement de ce mémoire était celle de la connexion émotionnelle. Il est indéniable que les affiches ont participé activement à la constitution de communautés et de groupes partageants les mêmes fantasmes cinéphiles. Mais ce qui ressort de manière assez évidente, c’est à quel point l’affiche parvient à s’émanciper de la communication commerciale au premier degré. Elle en vient à dépasser le film qu’il représente. •


    Bibliographie

    Livres

    Adorno et Horkheimer.
     Kulturindustrie, 
     Raison et mystification des masses.

     Allia (Paris, France). 1947.

    Benjamin, Walter.
     L’œuvre d’art à l’époque 
     de sa reproductibilité technique.

     Allia (Paris, France). 1935.

    Berger, John.
     Voir le Voir.
     B42 (Paris, France). 1971.

    Bourdieu, Pierre.
     La Distinction. 
     Critique sociale du jugement.

     Les Éditions de Minuit (Paris, France). 1979.

    Campbell, Joseph.
     Le héros aux mille et un visages.
     J’ai Lu (Paris, France). 1949.

    Causse, Jean-Gabriel.
     L’étonnant pouvoir des couleurs.
     J’ai Lu (Paris, France). 2014.

    Jones, Stephen.
     L’Art des films d’horreur 
     (The Art of Horror Movies: 
     An Illustrated History).

     Gründ (Paris, France). 2017.

    Mortensen, William. Dunham, George. Préface de Lyle, Larry.
    The Command To Look, a master photographer’s method for controlling the human gaze.
    Feral House (Port Townsend, WA, USA). 1937.

    Pastoureau, Michel. Simonnet, Dominique.
     Le petit livre des couleurs.
     Seuil (Paris, France). 2005.

    Articles de recherches

    Le Guern, Philippe.
     Il n’y a pas d’œuvres cultes, 
     juste le culte des œuvres.

     Presses universitaires de Rennes. 2002.

    Bernard P. Gervais SJ. Allen J. 
     Campomizzi S. Klein O. 
     Integrating Sexual Objectification 
     With Object Versus Person Recognition: 
     The Sexualized-Body-Inversion Hypothesis.
    2012.

    Articles de presse

    Cadieux, Axel. Cassan, David Alexander. Marchisio, Benoît.
     Interview de David Fincher.
     SoFilm. Octobre 2017. N°54.

    Campion, Chris. 
     William Mortensen: 
     photographic master at the monster’s ball.

     The Guardian. Octobre 2014.

    Favier, Cannelle..
     Les affiches de films occidentaux en Asie.
     Cinepsis. Novembre 2015.

    Steven, Racheal. 
     A history of Japanese poster art.
     Creative Review. Février 2016.

    Sources Internet

    Djoumi, Rafik. Gaultier, Pierre. Wan, Nicolas.
     BiTS — B-Movie.
     Arte. Mars 2017. 
     [www.arte.tv]

    Auteur inconnu.
     Glossaire de Nanarland.
     [www.nanarland.com]

    Auteur inconnu.
     Petite histoire de l’affiche française.
     Musée des arts décoratifs. 
     [www.madparis.fr]

    Auteur inconnu.
     Format des affiches de cinéma.
     [www.mauvais-genres.fr]


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